Le cabinet imaginaire du Maître Dong Ho

PAYSAGES DE L’ENFANCE

Mon intérêt pour la culture et l’art du Vietnam a un encrage non seulement dans mes origines familiales mais aussi dans certaines expériences de l’enfance, dans lesquelles les deux univers, celui d’occident et celui d’orient,  se sont superposés, contaminés et ont entrelacé leurs nuances réciproques. 
Ma mère, pendant sa jeunesse et pendant ma petite enfance, était décoratrice de porcelaine dans la ville de Limoges. Sur des vases et des assiettes de fine matière blanche, que parfois, elle ramenait à la maison, elle dessinait des silhouettes de pêcheurs ou de femmes en tuniques rouges et noir se détachant sur l’étendue bleue d’un lac ou le fond gris d’un nuage. Ses gestes précis et calmes ouvraient dans le blanc profond de la porcelaine des horizons silencieux et sobres dans lesquels la vie s’immobilisait dans un accord parfait d’humanité et de nature. Elle était spécialisée dans les paysages d’orient.

Assise et concentrée sur la surface des objets de porcelaine, avec la danse de ses pinceaux, elle donnait chaque jour naissance et habitation à un monde de petites figures qui attendaient d’être sauvées du néant blanc et amniotique du caolin. Cette activité méticuleuse, créatrice et répétitive comme une respiration, pourtant, un jour s’arrêta ; ma mère avait pris la décision de se dédier totalement à sa famille et démissionna de la société limousine.

De ce métier, ne resta qu’une boîte renfermant les calques et une autre accueillant les pinceaux, sur lesquelles bientôt se déposa un voile opaque de poussière. En revanche, les créatures et les paysages de la porcelaine trouvèrent un refuge stable contre l’oubli dans l’imaginaire de l’enfant sensible que j’étais. Les scènes dessinées par ma mère m’avaient entraînée dans une profonde rêverie qui concernait ma destinée en tant qu’enfant de la rencontre entre un homme vietnamien et une femme espagnole.

Si mon père n’avait pas rencontré ma mère, fini ses études, il serait sûrement rentré au Vietnam et alors je ne serais jamais née et j’aurais habité ce monde caché dans la liquide essence de la porcelaine que ma mère m’avait dévoilé avec son artisanat mystérieux. Je ne connaissais pas les contes et les paysages du Vietnam, je ne savais pas si ces rivières, ces montagnes et ces nuages existaient vraiment hors la dimension presque calligraphique qui m’était offerte par le métier de ma mère et, pourtant, cet univers devint mon véritable pays, l’ombre du pays que j’aurais habité si mon père, quittant la France, ne m’avait pas donné la voie vers la naissance. 

J’ai commencé dès lors à apprivoiser ce pays intérieur avec toutes les histoires et les images d’Asie que je pouvais recueillir. Et je n’ai jamais, peut être, arrêté d’échafauder sur cette terre intime et étrangère que j’avais découverte dans ces années lointaines de l’enfance. Cette terre imaginaire est devenue comme une langue inconnue qui, délivrée des charges de la communication, offre le goût étonnant des premiers mots mâchés dans la bouche quand, au seuil du monde des êtres parlants, nous extrayons des eaux psychiques, les purs objets de la langue pour les briser dans les morceaux sonores qui anticipent nos premiers discours. L’origine artisanale de cet univers, son premier enfantement dans la matière malléable du caolin, sa mise au monde par l’action manuelle et par l’utilisation savante des outils, toutes ces modalités d’expérience ont marqué mon rapport avec les métiers de la main, qui sont devenus le thème de fond de mes recherches photographiques.

MEMOIRE  DE LA VIEILLESSE

Un vieil homme, sa vie passée entre le Vietnam et la France, les métiers d’arts, anciens et modernes qu’il a pratiqués, son pays lointain, son jardin dans la banlieue parisienne et son rêve d’y construire un lieu de mémoires et de merveilles. Sur ce motif est bâti le cabinet imaginaire du Maître Dong Ho, un projet qui convoque le passé, le présent, les arts, les matières, les souvenirs et l’histoire.

Des diptyques photographiques retracent ce rêve et réinventent un lieu pour donner forme à la vie d’un homme.

Propos de Mai Duong recueillis par M.Maugeri